On entend beaucoup parler, ces
derniers temps, de « double
langage », surtout à propos de Tariq Ramadan pour
qui le slogan semble avoir été taillé sur
mesure. Utilisée de façon récurrente pour
qualifier le discours de cet homme – islamologue moderniste
pour certains, prédicateur intégriste pour d’autres – l’expression
a été lancée par ses détracteurs
et s’est répandue comme une traînée
de poudre à travers certains médias hélas
atteints d’un psittacisme compulsif dès lors qu’il
s’agit de colporter un cliché à la mode.
Mais le « Méphisto basané » (1)
n’est
pas la seule cible de cette manie. On parle aujourd’hui
du double langage de tel candidat à l’Élysée,
du double langage de l’Union Européenne, de
celui du Pape ou encore de tel cartel mondial de communication
:
hommes politiques, gouvernements, églises, entreprises – pour
ne citer que quelques exemples – ont apparemment attrapé le
virus.
Finalement, de quoi s’agit-il ? Dans
certains commentaires, la locution désigne l’attitude
de celui dont les actes ne sont pas conformes aux paroles,
aux promesses, aux
résolutions. Dans ce cas, il faut qu’il y ait
constat – ce qui ne manque pas, notamment en politique.
Il est question ici de baratin, de démagogie, de manipulation.
Une
autre définition stipule qu’il y a double
langage lorsque des laïus différents sont prononcés
par une même personne en fonction de l’auditoire,
de ses tropismes, de ses codes… À la même
question, il y aurait une réponse côté cour
et une côté jardin, sensiblement différentes
l’une de l’autre.
Au sens figuré, « double » signifie,
selon Robert : « qui a deux aspects, dont un seul est
révélé »,
introduisant ici la notion moderne de duplicité explicitée
via une citation de Michelet : « Le Roi, malgré son éducation
jésuitique et la duplicité ordinaire aux princes,
avait un fonds d’honnêteté ».
Quelle
qu’en soit l’interprétation, il semble
bien que le double langage tant décrié ne soit
somme toute qu’une pratique bien banale qui sévit à tous
les niveaux de la société. Et ses dénonciateurs
ne sont pas l’abri. Comment pourrait-on y échapper
dans un environnement –peu importe lequel – où il
n’est pas bon d’afficher des positions qui ne
se calqueraient pas sur celles de la majorité ? Il
paraît
même normal qu’on ne s’exprime pas de la
même manière sur un forum de dialogue interreligieux
ou entre laïques, qu’on ne dise pas les mêmes
choses, pas les mêmes mots, à Paris et à Pékin, à Cordoue
et à Téhéran, à Oxford et à Pontoise… à Charleroi
et à Anvers. Selon l’interlocuteur, on met des
gants différents.
Il y a, dans toutes les assemblées,
y compris démocratiques
ou prétendues telles, un langage officiel et un formalisme
qu’il vaut mieux ne pas ignorer. Passer outre est considéré comme
irrespectueux et constitue le meilleur moyen d’être
mal vu, censuré, banni ou menacé. Il y a une
certaine distance à respecter, ni trop importante
ni trop réduite : juste ce qu’il faut pour profiter
du groupe, s’y tenir au chaud, tout en évitant
d’éventuelles blessures ou trop de familiarité. « Cependant,
celui qui possède assez de chaleur intérieure
propre préfère rester en dehors de la société pour
ne pas éprouver de désagréments ni en
causer » (2).
Dans un monde pluriculturel, afin de ne
heurter personne et de se protéger soi-même,
on se voit contraint de parler pour rien dire, ou de se taire,
ce qui revient au
même : la formule creuse, insipide et insincère
devient souveraine, la pensée porte l’uniforme
du club. Mais si on ne peut impunément rendre publiques
certaines opinions sans les avoir préalablement javellisées
on se trouve néanmoins à l’abri des discours
jugés « potentiellement obscurantistes » (3)
(!)
Sous une forme ou une autre, la dictature du « politiquement
correct » finit par s’imposer même où on
ne l’attend pas. Plus expressif que notre vieille « langue
de bois », cet idiotisme (4) originaire d’outre-Atlantique,
qualifie une manière de dire – et d’agir
? – censée ménager les susceptibilités
en mettant un bout filtre à la liberté d’expression
et en opérant un contrôle sur l’information.
En langage non linguistiquement correct, cela s’appelle « censure » (5).
La
correction politique n’est cependant pas sans séquelles
car en épargnant ou en favorisant une communauté particulière,
on se trouve très vite pointé du doigt par « ceux
d’en face » – quels qu’ils soient – et
il n’est pas rare de se voir gratifié péjorativement,
et tour à tour, des suffixes –iste, –phobe
et –phile selon les circonstances.
Il y a clairement
ici confusion entre la valeur démocratique
proprement dite et ce qui en est fait… qui n’est
pas toujours propre. L’amalgame est à ce point
fréquent, qu’il paraît utile d’énoncer
ce qui pourtant est un truisme : défendre la liberté d’expression
ne signifie pas « approuver » toutes les idées
exprimées librement.
«
La liberté de tout dire n’existe qu’en
se revendiquant à chaque instant. Elle se renie si
elle se réduit à une consommation passive d’idées
reçues, dont la prolifération chaotique l’étouffe.
Elle ne demeure une liberté qu’à la condition
de rendre aux mots cette vie indissociable du vécu
quotidien, sans laquelle une langue se fige et devient langue
de bois » (6).
Nadine
de Vos. Bruxelles, Le 12 avril 2007
NDLR : lire aussi l'article « Libre
pensée unique » du même auteur |