Cruche
Ils disent qu’ils la trouvent cruche et on le répète
en chœur, avec satisfaction. Logique du : moi qui dis
qu’elle l’est, je ne le suis pas, dans la mesure
même où je le dis. Le mot « cruche » tombe
comme un… couperet. Il tue. Comme le ridicule doit
tuer. La pauvre ! Si incroyablement naïve et sentimentale.
Elle n’est pas à la hauteur.
Je m’interroge
sur le rapport que la langue établit
entre l’objet, un vase en terre cuite ou en grès à large
panse, à col étroit, et ce qualificatif synonyme
de niais, d’ignorant, d’empoté. Tiens,
encore une métaphore pas évidente : « empoté »,
pour engourdi, maladroit ou gauche ! La langue décidément
foisonne de métaphores, chausse-trapes, embûches à chaque
bout de discours ! Un pot est sans grâce, récipient
rudimentaire à parois rectilignes, mais une cruche,
la silhouette d’une cruche ? Élégance,
courbes harmonieuses, arrondi parfait, une œuvre d’art
qui révèle l’adresse d’un potier
ou d’une potière.
Alors, quelle intuition a
fait de cet objet précieux, délicat et utile,
pas seulement décoratif, nullement potiche, le symbole
d’une sorte de bêtise et de disgrâce ?
Est-ce parce qu’une cruche, comme un pot, est une chose
inerte, qui reste « bêtement » en place,
là où on l’a posée, sur un dessus
de meuble ou une étagère, en contraste avec
un être vivant qui bouge, qui réagit, qui répond à une
sollicitation ou à une situation ? Cruche, telle personne
un peu « demeurée » ? Elle ne comprend
pas ce qui lui arrive, ce qu’on lui veut, elle reste
figée dans ses croyances naïves ou son naturel,
son innocence ? Irrémédiablement immature et
destinée à se faire avoir à tous les
coups ? Une Ségolène en politique, au milieu
des loups ? Gazelle qui ne voit pas les loups dans les éléphants
qui l’entourent ?
Dixit Molière Il y a une part d’obscurité dans
cette métaphore
de la cruche, de la crucherie ou, maintenant, « cruchitude » !
L’emploi métaphorique de ce mot ne date pas
d’hier, il est attesté dès le 17e siècle.
On peut y reconnaître un trait du génie comique
qui habite la langue verte du peuple. On le rencontre justement
chez Molière, dans L’ Étourdi. Mascarille
apostrophe son maître Lélie, un fils de famille
qui convoite Célie, une belle esclave.
«
Et puis pour votre amour je m’emploierais encore
?
J’aimerais mieux cent fois être grosse pécore,
Devenir cruche, chou, lanterne, loup-garou,
Et que monsieur Satan vous vînt tordre le cou. »
Savante
ironie : ces paroles de menace (feinte, bien sûr) sont
dites par quelqu’un de particulièrement dégourdi
et astucieux (le valet) à quelqu’un qui est
tout le contraire, l’étourdi,
le benêt, le bêta, qui fait tout rater et par là même,
ressort du comique, fait rebondir l’action jusqu’au conventionnel
happy end.
Mais qu’importe ici la pièce,
qui illustre en son titre le sens premier d’étourdi
: écervelé, sans tête
! Ce qu’on retiendra, c’est ce voisinage de pécore, cruche,
chou (bête comme…) et lanterne. S’il y a une cohérence,
elle vient peut-être de ce que sont évoquées ainsi quatre
rondeurs un peu paresseuses, passives, gourdes. (La gourde : espèce
de courge calebasse, gros fruit renflé.) Trop vite et à tort
on y associerait « féminines », car ces mots qui font
image et servent à pointer un ridicule s’appliquent d’abord
indifféremment
aux hommes et aux femmes. Je m’exclame : quelle cruche, ce type ! Je
désigne un homme, un frère !
Ah, ces nanas !
Rousseau fustigeait les membres
du Conseil des deux cents de Genève,
qu’il trouvait endormis. « Ses membres ne sont que des cruches »,
disait-il. Il n’y avait aucune femme dans ce Conseil, on s’en
doute, pas de parité ! Des cruches, on en voit tellement, paraît-il,
dans les conseils municipaux. On ne les entend jamais. Les cruches sont
muettes par nature.
Est-ce parce que le mot est de genre féminin
et si clairement féminin
par sa terminaison… muette qu’à la longue le pli a été pris
de l’appliquer principalement et même, dirait-on aujourd’hui,
spécifiquement aux femmes, à un certain type de nanas… ?
Langage caractéristique des machistes, mais aussi de ces féministes
qui ne supportent pas les femmes trop… femmes, car trop femme c’est
trop bonne, trop douce, trop maternelle, c’est en un mot trop cruche
!
Les femmes averties et rusées (encore
un cliché ?) en
jouent. Principe d’égalité, esprit de parité oblige
: elles sont de plus en plus nombreuses, les femmes qui se lancent
sur les tapis verts
et participent à des tournois de poker où elles surprennent. « Les
hommes s’imaginent que les femmes sont incapables de bluffer,
ce qui bien sûr est faux ! Il suffit de jouer un peu la cruche
pour les faire plonger ! »
Celles-là ont intégré dans
leur stratégie (leur
sport de combat) l’image que les hommes aiment avoir d’elles
et elles la leur renvoient dans les jambes. Elles en rient entre
elles ! Pris
qui croyait prendre. Cruche, le mec avec son idée de… cruchitude
!
C’est quoi, être cruche, en vérité ?
Eh
bien, on ne l’est pas, voilà ce qu’il faut comprendre
pour commencer. L’illusion et toute l’injustice proviennent
d’un mauvais
emploi de la copule «
être ». De même, je
le soutiens, personne n’est « con ». Cruche
ou con ou conne ou idiot imbécile,
etc., ce sont des méchancetés. Rien de plus ? Ce
sont des agressions, des coups que l’on porte dans la mêlée
humaine, dans les jeux complexes, toujours turbulents, des rapports
humains où chacun
a appris (sauf s’il reste « cruche » !), où chacun
sent d’instinct qu’il vaut mieux frapper qu’être
frappé,
qu’il vaut mieux être du côté des frappeurs,
des aboyeurs, contre quelques boucs choisis (et qui l’auront
bien cherché !),
contre quelques moutons égarés et autres têtes
de Turc ! C’est ainsi que nous fonctionnons, dans une agressivité quasi
perpétuelle à plusieurs degrés, allant d’un
jugement critique apparemment justifié et nécessaire à l’injure
la plus ordurière, gratuite et commune.
Je pense et je
dis ou ne dis pas que Ségolène, par exemple (ce
nom de plus résonne comme celui d’un personnage
de théâtre,
comme Célie ou Célimène dans une comédie
de Molière
!), est vraiment « cruche ». Est-ce un fait ? Non,
en toute rigueur, un fait, c’est telle gaffe ou bourde
ou ignorance constatée, tel
lapsus. C’est notamment d’avoir dit « bravitude », à la
place de bravoure. Je trouve cela plutôt charmant ; d’autres,
les malveillants, trouvent cela cruche. « Cruche » est
l’énoncé d’un
jugement global, total, qui ne se limite pas au fait singulier,
mais porte sur l’entière personne, attaque le
sujet. C’est une généralisation,
c’est une idée, c’est juste une idée.
Ne pas se hâter
de dire (de penser) que c’est une idée juste !
Une idée,
au sens originel (ainsi chez Platon), est une forme, le nom
qui en constitue le signifiant met en forme, mentalement, une
multiplicité d’impressions
ou d’informations.
J’ai connu quelques femmes qui
avaient la réputation
entre nous d’être des « cruches » et
je répétais
le bon mot, moi aussi, j’en souriais, c’était
tellement plaisant et rassurant. Ces femmes étaient
un peu naïves parfois,
en effet, ça on pouvait le dire, un peu gauches (pas
forcément
de gauche !) dans leur générosité même,
leur élan
de confiance, leur spontanéité et une obstination à rester
fidèles à certaines valeurs pourtant démenties
par l’expérience.
Mais de là à résumer leur personne dans
le mot (image) de « cruche », ce n’est pas
très intelligent, ça
ne l’est pas du tout, c’est une injustice foncière,
autant logique que morale. C’est les cataloguer et les
réifier (précisément
les traiter comme une chose, une « cruche », en
l’occurrence)
; ce n’est pas les comprendre comme il faut, de l’intérieur,
ce n’est pas les comprendre comme… Dieu les comprend.
Oui, Dieu !
Les malins trouveront sûrement « cruche » ma
défense,
non, ma disculpation des cruches. Le remords d’avoir
quelquefois considéré,
ne fût-ce qu’à part moi, l’une ou
l’autre personne
amie comme une cruche, sans plus, m’a dicté ce
texte.
Féminité Au-delà de l’anecdote,
ce qui est en débat autour de la
nouvelle notion de « cruchitude » appliquée à quelqu’un
comme Ségolène, n’est-ce pas le sens même
de la féminité et
son avenir ? Il y a des féministes (au fond machistes
!) qui n’ont
de cesse de casser la féminité en tant que mythe.
Telle femme exposée aux médias n’est pas
plus cruche qu’une autre,
n’est pas cruche du tout (ça ne veut pas dire
grand-chose), mais on l’attend au tournant et on projette
sur elle une image, un fantasme de « cruchitude »,
un fantasme de fantasme, en vérité.
Comme encore cette figure éculée de Bécassine,
que l’on
croyait pourtant éliminée de la mémoire
collective.
Elles surtout (sourcilleuses féministes)
imaginent que les autres qu’elles,
les hommes ou les femmes aliénées, entretiennent
ce fantasme de la femme cruche par essence, trop femme, indécrottablement
maternelle, à la
fois mère compassionnelle et fouettarde. Nous aurions
affaire là,
en effet, à un fantasme archaïque dans lequel
la plupart des « mâles » resteraient
engoncés et beaucoup de femmes également qui
ont intériorisé ces
représentations et les reproduisent.
La féministe
dure, implacable, veut une femme dont les compétences
en politique, les talents, les forces, ne devront rien au
fait qu’elle
soit une femme. Oubliée, hors circuit, hors jeu, la
féminité (le
fait d’être du sexe féminin). Plus radicalement
: la féminité n’est
rien, rien de réel ou de substantiel, elle n’est
qu’un mythe,
une construction de la civilisation machiste.
La confusion des sexes
Cette position,
qui est une croyance, un mythe aussi, se laisse retourner.
D’accord, la « féminité »,
avec tout ce qu’on
y projette, n’est pas une donnée de la nature,
ancrée biologiquement
; d’accord, elle est un mythe, inévitablement,
elle est culture, comme tout ce qui est humain, mais c’est
précisément comme
telle, comme invention, comme structure de civilisation,
qu’elle a une
valeur à laquelle il doit être permis de s’attacher
et qui peut mériter d’être défendue
sans complexe.
Léger de dire que l’humanité a
tellement progressé en
liberté que voici le temps – final ? – de
la « confusion
des sexes » (selon la trouvaille polémique du
psychanalyste Michel Schneider) Confusion en ce sens que
pour n’importe quelle fonction il
est indifférent maintenant que ce soit un homme ou
une femme qui l’exerce.
Toute différence sera appréhendée comme
une discrimination, négative ou positive. Toute distinction, à la
limite, devra être
abolie. Aboutissement de l’esprit démocratique,
qui ne connaîtra
pas de repos avant que tout le monde soit quelconque. On
veut des êtres
indéterminés, désincarnés, de
purs et simples sujets, des libertés. Car l’existence
précède l’essence,
n’est-ce pas ? Le néant (zéro attributs)
précède
l’être qui ne devient qu’en (se) faisant.
Ravages de la philosophie existentialiste de Sartre qui perdure,
sans qu’on ait à s’y
référer expressément, parce qu’elle
colle si bien à la
monade que pense être l’individu moderne. L’humanisme
sartrien a évidé l’anthropologie. Négation
de toute espèce
de détermination par la nature ou, aussi bien, par
une culture réifiée
en nature.
Le poids des clichés De « la » femme (qui n’existe
pas), non seulement on rejettera avec indignation les images
négatives peintes par les hommes qui répètent
depuis toujours que les femmes sont des êtres irrationnels,
inconséquents,
apolitiques, inaptes donc à certaines hautes responsabilités,
mais on refusera également et avec acrimonie les images
positives, poétiques,
romantiques qui montrent la femme généreuse,
intuitive et pragmatique. Les progrès de la raison
et de l’émancipation – les
Lumières – ont établi comme une évidence
l’égalité des
sexes : la femme n’est en rien inférieure à l’homme,
la cause est entendue, ce serait une forme de racisme que
de penser encore en ces termes et de se comporter selon ce
schéma, mais il faut s’interdire
avec la même rigueur de la penser comme « supérieure » en
lui attribuant l’une ou l’autre vertu exceptionnelle,
dont la gent masculine serait moins bien pourvue ou carrément
dépourvue !
Mais que redoute-t-on ? Qu’y a-t-il
a priori de consternant et de régressif,
si une femme manifeste dans l’exercice d’un pouvoir
des qualités
et des valeurs spécifiques, comme la faculté d’écoute,
l’attention à la vie, le souci du concret et
de résultats
tangibles, la volonté de protéger et de ménager
? Ce sont des qualités toutes maternelles. Vraiment
? Ce sont des clichés,
des fantasmes infantiles. De vieux mythes. Une fois de plus
on dessine à gros
traits l’image archétypale de la bonne mère.
De mamaman. Oui, et alors ? Soit dit en passant, celles qui
s’affligent de la rémanence
de cette image font comme si seuls les garçons y étaient
fixés
et pas du tout les filles, comme si les filles ne s’attachaient
jamais à leur
maman, à l’image de maman, et n’y puisaient
pas de l’énergie
pour mener leur propre vie et désirer à leur
tour la maternité ?
Mais justement : on dirait que c’est la maternité qui
gêne,
comme ce qui toujours à nouveau empêche la pleine émancipation
des femmes et grève leur destin. La maternité est
un reste de nature, que des techniques de fécondation
artificielle, d’utérus
artificiel, et des pratiques de location des ventres permettent
heureusement à qui
le veut (et à qui peut payer) de surmonter. On est
au 21e siècle,
quoi ! On n’arrêtera pas ce progrès technique
qui n’obéit
pas à de simples besoins (des besoins simples), mais
va dans le sens des désirs illimités, vers
le confort maximal et l’autonomie
la plus totale possible du sujet.
Un reste d’optimisme
me fait penser, cependant, que de telles pratiques n’intéresseront
jamais qu’une minorité : des personnes à lourd
problème, quelques excentriques et des snobs. La plupart
des femmes et des hommes garderont du bon sens et opteront
pour les voies naturelles,
pour une continuité et la reproduction des données
naturelles de la vie. La nature ne sera plus l’incontournable
nécessité,
elle sera l’objet d’un choix réfléchi.
De la virilité de la pensée
unique ?
Que
le président de la République ou le chef du
gouvernement soit une femme, les Français paraissent
l’admettre, banalement,
comme d’autres peuples. Mais en France la fonction
présidentielle
est si monarchique qu’on imagine peut-être plus
qu’ailleurs
(plus qu’en Allemagne ou en Finlande) qu’il y
faut un homme ou si les circonstances, les élections
retiennent d’aventure une
femme, celle-ci, pense-t-on implicitement (inconsciemment
?), devra se comporter comme un homme, comme un homme se
comporterait. On reconnaît bien l’égalité entre
les sexes, mais sur le modèle de la virilité.
Qu’importe
le sexe du chef, pourvu qu’il agisse en chef. À
Ségolène Royal on reproche tout et son contraire
: d’être
femme, trop femme et pas assez homme ; de jouer à être
femme (la carte de la… féminitude) et de savoir être
en réalité,
dans l’exercice du commandement, sèche, tranchante,
coupante (ah ! ah !) ; d’être à la fois
sexy et prude (d’autant
plus sexy que plus…), cover-girl et bonne sœur
; d’apparaître
le plus souvent en jupe et de porter la culotte ; d’allumer
et d’éteindre… Pénible
psychologisation. Mais quoi, la psychologie est littérature.
Littérature
de… magazine. Phrase : les éditorialistes font
infiniment moins de psychologie sur le dos d’un homme
politique que sur le dos d’une
femme. Variante : les éditorialistes font infiniment
plus de psychologie sur le ventre d’une femme politique
que sur le dos d’un homme.
Ce qui arrive avec Ségolène
et qui fait que certains (et certaines) n’en reviennent
pas et ne peuvent pas la blairer, c’est que sa
féminité est si évidente, si rayonnante,
qu’elle
trouble le jeu des représentations et l’équation
fixée
entre un homme et une femme-homme, une femme masculine. Mais
qui donc est le plus libre dans sa tête, qui montre
le plus de maturité (de sagesse)
? Celui (celle) qui demande qu’une femme au pouvoir
soit comme un homme et qui se félicite de ne pas « faire
de différence » ?
(C’est dans cette idée de « ne pas faire
de différence » que
l’on croit être moderne, exempt de préjugé,
et qu’on
place la preuve de sa liberté d’esprit…)
Ou bien est-ce celui (celle) qui ne craint pas qu’une
femme reste femme, manifeste des qualités spécifiques
et gouverne autrement ?
Je ne le crains pas, je l’espère.
Il me plaît
en ce moment d’en caresser l’illusion. Que soit
brisée en politique la
pensée unique de la virilité (la virilité de
la pensée
unique).
Jean-Paul Sorg, philosophe.
Buhl, 16 février 2007 |
|