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 Les chroniques



    Sébastien Fath

 

Article paru dans Espace de libertés, revue belge du Centre d'Action Laïque

numéro 348, décembre 2006, pp.7-8

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Les évangéliques et la politique aux Etats-Unis

 

 


- Un vieux débat
- Le peuple élu dans la cité de Dieu
- Dieu dans la cité
- Un débat d’actualité
- La pluralité des croyances

Un vieux débat

Le protestantisme évangélique est une nébuleuse. Loin de renvoyer à un mouvement structuré, hiérarchisé au sein d’une église, il se subdivise en de multiples organisations, Eglises, dénominations, œuvres et autres sectes. Caractérisé par un accent sur la conversion (thème de la « nouvelle naissance »), la mise en avant de la Croix, l’autorité absolue de la Bible et le militantisme, ce mouvement pèse au moins 200 millions de chrétiens dans le monde. Mais on peut largement doubler ce chiffre si l’on intègre la mouvance pentecôtiste-charismatique, qui renvoie à un évangélisme centré sur l’efficacité miraculeuse du Saint-Esprit. C’est dire s’il s’agit d’un monde à la fois dense et varié, sur lequel il est difficile de porter des jugements généraux. Une des tensions qui traverse ce mouvement est celui du rapport au politique.

Aux Etats-Unis, la droite chrétienne conservatrice a pris l’habitude, depuis vingt-cinq ans de se faire le porte-parole des « born again » des évangéliques américains. Elle représente, à l’évidence, une option forte. Mais contrairement à l’image propagée par l’entourage du président George W. Bush, le position-nement évangélique face à la politique ne se réduit pas aux slogans de la Nouvelle Droite chrétienne : une aile influente refuse cette rhétorique, renvoyant au vieux débat, à la racine des ambiguïtés évangéliques actuelles, celui qui opposa au XXVIIe siècle John Cotton et Roger Williams.

Le peuple élu dans la cité de Dieu  

Au début du projet colonial nord-américain, les puritains anglais se sont heurtés dans des débats passionnés, complexes et prophétiques, sur la manière dont il fallait articuler religion et politique. Ces questions ont opposé deux camps, dont on retrouve l’écho aujourd’hui.

Le premier camp est représenté par l’establishment de la colonie de la baie du Massachusetts, avec les figures de John Cotton (1585-1652) et John Winthrop (1588-1649).

Fils de juriste, puritain formé à Cambridge, Cotton s’est précocement révélé être un farouche adversaire de l’Eglise anglicane, au profit d’un modèle de gouvernance congrégationaliste, indépendant de la couronne britannique. C’est à cause de ses opinions tranchées que Cotton s’est retrouvé sur un bateau en partance pour Boston. Arrivé en 1633, il devient rapidement un pasteur respecté et un leader communautaire à poigne. John Winthrop est lui aussi un puritain de la première heure. Ancien avocat et juge de paix il a servi comme gouverneur du Massachusetts de 1630 à 1634, puis de 1637 à 1640, et enfin de 1646 à 1649.

Véritable héraut de la cause de Nouvelle Angleterre, il est resté dans l’histoire comme l’auteur du sermon « A Model of Christian Charity » (1630), basé sur un passage de l’Évangile selon Matthieu (5 :14), où il compare le Nouveau Monde puritain à une cité sur la colline (City upon a hill), sur laquelle les yeux des peuples du monde entier sont rivés. En raison du fait que l’Angleterre a violé son alliance (covenant), les puritains devaient quitter le pays pour reconstruire une cité juste. D’après eux, briser l’alliance a des conséquences sérieuses, d’où leur ardent souci de défendre une société d’ordre et de conformité à la loi divine.

Cotton et Winthrop s’avèrent en consonance avec la facette calviniste d’une chrétienté homogène, où la religion doit soutenir le politique et le politique doit réciproquement soutenir aussi la religion. Tous les ingrédients ultérieurs d’une mythologie états-uniène d’un peuple élu, fervent et doctrinaire, se retrouvent dès l’origine du projet américain dans ses conceptions favorables à une « Cité de Dieu » calviniste. Mais ces conceptions n’ont pas régné sans partage.

Dieu dans la cité
ou la séparation des Églises et de l’État  

L’autre pôle de la tension constitutive qui a présidé à la construction du mythe politique américain paraît, à bien des égards, diamétralement opposé au modèle d’une chrétienté puritaine. Plusieurs figures pourraient le représenter, mais la plus emblématique, et de loin, est celle de Roger Williams (1603-1683), resté dans l’histoire comme le principal pionnier, dans l’histoire moderne, du respect politique de la liberté de conscience.

Qui était cet homme ?

Natif de Londres, il a reçu sa formation à Cambridge, exactement comme John Cotton. Devenu lui aussi puritain, de tendance congrégationaliste puis baptiste, il a évolué rapidement vers des conceptions radicales en faveur de la séparation des Églises et de l’État, et de la neutralité absolue de l’État en matière de religion. Ces convictions étaient partagées par les premiers baptistes britanniques à l’époque. Elles ont eu pour Williams des conséquences graves. Embarqué en 1630 pour la colonie du Massachusetts, il s’y fait rapidement repérer pour ses positions atypiques. Entré en conflit avec les pasteurs de la communauté, à commencer par John Cotton, il est alors banni de la colonie.

Loin de se décourager ou de disparaître dans l’anonymat des bannis, Williams est recueilli par des amérindiens, à qui il achète un territoire. Baptisé « Providence », l’endroit va devenir la première ville de la future colonie du Rhode Island.Depuis son exil, Williams n’a pas renoncé à faire partager ses vues. Il défend jusqu’à son dernier souffle la liberté de conscience et la liberté religieuse, accueillant au Rhode Island les marginaux et hérétiques rejetés par les autres colonies.

Williams a défendu une conception du rapport religieux-politique diamétra-lement opposée de celle pour laquelle plaident John Cotton ou John Winthrop. A la « cité de Dieu » sur la colline, composée d’un peuple élu calviniste, il oppose un espace pluraliste où les chrétiens doivent manifester « Dieu dans la cité » mais sans pour autant subvertir cette dernière en « cité de Dieu » intolérante et exclusive.

Un débat encore d’actualité  

Cette polarité Cotton-Williams ressurgit tout au long de l’histoire américaine, et elle colore encore aujourd’hui les débats inter-évangéliques sur la manière dont il faut intervenir sur la scène politique.

D’un côté, un rapport qui a intériorisé théologiquement l’idée de constituer une minorité parmi d’autres, et qui de ce fait valorise la neutralité de l’État en matière de religion et de conscience. C’est l’option Roger Williams que l’on va trouver défendue au XVIIIe siècle par les Quakers de Pennsylvanie, mais aussi par une bonne partie des baptistes, et plus tard par une figure comme l’ex-président Jimmy Carter, un born again très critique des dérives observées sous la présidence de George W. Bush Jr.

Le second pôle met l’accent sur l’utopie du nouveau peuple élu, minorité mise à part vouée à restaurer une chrétienté réformée et purifiée des erreurs et dissonances. Après avoir été longtemps défendu par la majorité des presbytériens, ce dernier registre a été largement développé depuis les années 1980 dans des groupes de pression évangéliques et fondamentalistes comme la Majorité morale (Jerry Farwell), puis la Coalition chrétienne (Pat Robertson).

Trait curieux, ce point de vue a été rejoint aussi par des catholiques conservateurs, à commencer par le très influent Richard Neuhaus, qui souligne dans The Naked Public Square que « l’expérience américaine n’est pas seulement issue d’une croyance religieuse, elle continue à dépendre d’une telle croyance ». Si l’Amérique veut préserver sa véritable identité, elle doit retourner à ses racines religieuses, aux racines de son alliance avec le Dieu des puritains, sans hésiter pour cela à recourir à l’aide du bras séculier, à la manière dont John Cotton et John Winthrop, au XVIIe siècle, entendaient déjà renforcer l’ordre civil et la paix sociale. Que ce soit sur un mode hard, à la manière de Pat Robertson, ou sur un mode soft, à la manière de Billy Graham, de nombreuses figures protestantes, principalement recrutées dans les rangs conservateurs et évangéliques de la scène religieuse américaine, s’inspirent toujours aujourd’hui de cette conception.

Ce puissant pôle évangélique a apporté son soutien appuyé à la politique conservatrice conduite par le président Georges W. Bush. Un soutien d’autant plus aisé que le président américain lui-même cultive volontiers le registre de l’alliance puritaine entre un Dieu bienveillant et protecteur et un nation choisie.

La pluralité des croyances  

Mais les zélateurs contemporains de la « cité puritaine sur la colline » sont aujourd’hui perplexes. Bien qu’appuyés par la droite chrétienne et la majorité des électeurs évangéliques (entre les deux tiers et les trois quarts du public évangélique), les Républicains n’ont guère fait pour mettre l’Amérique en conformité avec une supposée loi divine. Et la défaite électorale républicaine, en novembre 2006, les renvoie à la réalité bien ancrée d’une Amérique pluraliste, qui n’a aucune intention de se laisser capturer par les fantômes du vieux rêve puritain. D’autres évangéliques en revanche se réjouissent. Défenseurs d’une perspective pluraliste qui propose « Dieu dans la cité » (comme voix parmi d’autres) plutôt qu’une « Cité de Dieu » : ils sont satisfaits du caractère plus williamsien que Cottonien de la société américaine contemporaine. Dans le mainstream politique et culturel des Etats-Unis du XXIe siècle, la liberté de conscience, la pluralité des croyances, s’imposent largement sur l’aspiration à un homogénéité confessionnelle élective.

Sébastien Fath, article paru dans Espace de libertés 348/décembre 2006, pp.7-8  

NDLR : Les intertitres sont de la rédaction

À propos de Sébastien Fath :
Site du CNRS

Principales publications en français


Du ghetto au réseau. Le protestantisme évangélique en France, 1800-2005 , (Genève : Labor et Fides, 2005) 426p

Militants de la Bible aux Etats-Unis : évangéliques et fondamentalistes du Sud (Paris:Autrement, 2004), 222p

Dieu bénisse l'Amérique. La religion de la Maison Blanche (Paris: Seuil, 2004) 300p (pour la 2 e impression)

Le protestantisme évangélique. Un christianisme de conversion (ed), actes du colloque EPHE/CNRS organisé à Paris en 2002 (Turnhout : Brépols, 2004), 380p

La diversité évangélique. (Cléon d'Andran : Excelsis, 2003) 142p

Les protestants (Paris : Le Cavalier Bleu, 2003), 128p
 
Billy Graham, pape protestant ? (Paris : Albin Michel, 2002), 308p
 

Les baptistes en France (1810-1950). Faits, dates et documents (Cléon d'Andran : Excelsis, 2002), 208p

Une autre manière d'être chrétien en Fra
nce. Socio-histoire de l'implantation baptiste en France (1810-1950) (Genève: Labor et Fides, 2001), préface par Jean-Paul Willaime , 1222p
 
L'Iran et de Gaulle : chronique d'un rêve inachevé (Paris:Eurorients, 1999)

À propos de Roger Williams, voir aussi sur Wikipedia