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 Les chroniques



    Jacques Chopineau

 

- L’Europe est mal partie

- Une Europe sans drapeau

- La grande Suisse

- La voie de l’avenir

 

   

 


Quelle Europe construisons-nous ?

 

 

Après les moments d’ivresse du début de la construction européenne, il ne suffit plus, aujourd’hui, de clamer « L’Europe ! L’Europe ! ». Il importe de savoir QUELLE Europe nous mettons sur les rails.

Et si elle est engagée dans un cul-de-sac : il faudra bien faire quelques pas en arrière afin de retrouver la route qui mène vers l’horizon. On ne dit pas, devant un mur : « nous ne reculerons pas ». C’est pourtant ce que certains font. En faisant mine de croire qu’en ne reculant pas, on avance. De là, les réflexions qui suivent.

L’Europe est mal partie

Le grand projet est placé sur de mauvais rails. Des menaces se profilent à l’horizon. Si nous n’y prenons pas garde, la débâcle est assurée. Le grand projet se fondra en vaste zone de libre échange. Politiquement alignée et économiquement dépendante. La loi du marché, plutôt que sa propre loi.
Pendant ce temps, cependant, de belles paroles et de grandes promesses, de nobles affirmations et des espoirs affichés…
Mais on ne fera l’Europe indépendamment des peuples européens…
Aux responsables de s’en souvenir ! On peut bien parler pudiquement de « déficit démocratique », c’est de gouffre ou d’abîme qu’il faudrait parler.

Seule, une Europe « européenne » pourrait être une Europe démocratique et sociale. Ce n’est pas le chemin que nous prenons. Pourquoi ? Parce que beaucoup d’européens sont des atlantistes convaincus et que les Etat-Unis n’ont aucune envie de voir se mettre sur ses pieds une Europe indépendante. Que le géant économique reste un nain politique ! Et qu’il ne se mêle pas de ce qui ne le regarde pas. Une défense ? Sans doute, mais subalterne. Apte à fournir des supplétifs si le grand empire le leur demande.

Cette Europe est une sorte de protectorat. Sans défense –et donc sans diplomatie- ce conglomérat semble avoir fait le choix. Un géant économique. Un nain politique. Une Europe libérale et atlantiste. L’un ne va pas sans l’autre. Démocratique, certes, mais pas trop : pas au point de demander réellement aux peuples ce qu’ils voudraient. Car ils voudraient, peut-être, une Europe sociale qui risquerait d’être opposée aux choix qui ont été faits.
Si l’on veut que l’Europe soit aimée, encore faut-il qu’elle soit reconnaissable. Ce conglomérat aux frontières floues (où s’arrêtent-elles ?) n’est pas une Europe reconnaissable. Comment pourrait-elle être aimée ?

Pourquoi l’Asie mineure (Turquie) et non l’Afrique du Nord ? Il y aurait, au moins, autant de bons arguments à faire valoir.dans ce cas. Et que dire de l’Arménie ou de la Géorgie ?
Aux dires de certains, cette « Europe » devrait inclure la Russie et –donc- s’étendre jusqu’à Vladivostok, sur les rives de l’océan Pacifique. Dans ce cas : pourquoi pas, de proche en proche, jusqu’en Australie ? Ce dernier pays n’est-il pas proche de nous par la démocratie et par la langue ?

Bien, mais pourquoi parler encore d’Europe ? Il s’agirait, en fait, d’un grand marché apatride dont le dernier mot serait le profit. Que l’on y prenne garde : L’argent n’est pas une patrie. Dans un tel conglomérat : Ceux qui n’ont pas d’argent n’auraient pas de patrie. Et ceux là, dès lors, ne pourraient qu’admirer de loin, une puissance dont ils ne seraient que supplétifs, sous-traitants, alignés, subalternes… De diverses manières, c’est déjà ce qui se passe.

Une Europe sans drapeau   

L’Europe actuelle n’est pas une patrie. Ainsi, elle n’a, en fait pas de drapeau, sauf un emblème que les peuples européens n’a pas choisi (et pourquoi ces douze étoiles ?). Les drapeaux étaient nationaux –même s’ils sont de plus en plus ignorés par les générations jeunes.

On voit même des européens arborer sur leurs vêtements un drapeau américain (là-bas, ce drapeau est vénéré par tous –riches et pauvres). Bien sûr, pour des européens, ce n’est là qu’un signe, mais ce signe est la marque d’une dépendance réelle. Arborer ces couleurs-là est une reconnaissance de la richesse et de la puissance qu’elle donne. Entre parenthèses, on ne voit personne arborer un drapeau européen. N’y a-t-il pas là de créneau, aux yeux des fabriquants ?

Les petits pays –surtout dans l’ancienne Europe de l’Est- sont attachés à ce symbole. Certes, les dirigeants actuels de ces pays ont connu le temps où leur pays était aligné sur Moscou –à l’époque de l’Union soviétique. Et ils ont tout naturellement changé d’alignement. La normalité est –pour eux, sans doute- dans l’alignement. Il faudra du temps pour qu’ils réalisent, pratiquement qu’il n’est pas d’autre Europe que la « vieille Europe » de laquelle ils font partie.

Les uns et les autres, d’ailleurs, par cet alignement, pensent se démarquer des grands pays européens –autrefois régnants (pour le meilleur pour le pire…). Et il vrai que notre histoire européenne est marquée par un long passé guerrier que la construction européenne renvoie dans le passé lointain. .
Dans le même sens vont des exigences diverses : régionales, linguistiques, provinciales, ethniques etc.…. Dans cette perspective, quelques uns pensent devoir construire l’Europe sur la ruine des anciennes nations. C’est l’Europe aux cent drapeaux. Les drapeaux régionaux seraient alors les seuls drapeaux véritables et le symbole européen un simple signe formel.

On ne peut négliger les signes –le drapeau en est un.. Il rend visible l’âme d’un peuple. Et l’on ne pourra pas édifier une grande Europe en la fondant seulement sur un grand marché prospère. D’ailleurs, une crise de cette prospérité signifirait une crise du grand ensemble. On ne peut être mariés pour le meilleur et non pour le pire. Aucune union ne résisterait longtemps, dans ces conditions.

Concrètement, une crise économique entraînerait une révision des acquis communautaires. C’est cela que nous devons craindre et l’Europe actuelle ne possède aucun contre-poison. Les actuelles discussions sur l’agriculture illustrent ce phénomène. Y aura-t-il encore une agriculture européenne dans cinquante ans ? Pas si le marché s’y oppose. Et par la voix de l’OMC, ce marché saura se faire entendre.

La grande Suisse   

Au temps de mes études, un professeur (Suisse) –plein d’humour- déplorait la bataille de Marignan (1515) en disant : « C’est la bataille qui a toujours interdit à la Suisse de s’étendre jusqu’à ses frontières naturelles qui sont : la mer, dans toutes les directions ! ». Il est vrai qu’en ce temps-là, les valeureux guerriers suisses avaient été décimés par les bombardes de l’armée de François premier.

Il en tirait argument pour rappeler qu’en tous temps, on ne peut se défendre que si l’on possède les armes qui conviennent. Aux armes modernes : On ne peut opposer des hallebardes. ; ni des piques aux bombes ; ni des chevaux aux chars.

D’ailleurs –malgré certains discours pacifistes, il faut le rappeler- l’opposition aux armes n’engendre pas la paix, mais promet la servitude. Même la neutralité doit être armée, afin d’être, éventuellement, défendue . Les suisses en savent quelque chose.

Bien sûr, l’allusion à Marignan était une boutade, dans la bouche de ce professeur facétieux et plein d’humour qui nous en contait beaucoup d’autres (en dehors des cours, évidemment). Cela faisait rire les étudiants qui appréciaient ce professeur fort savant, certes, mais aussi à l’humour permanent et au sens étonnant de la répartie. Ses « histoires », toujours, nous ravissaient.

Ce n’est que beaucoup plus tard que la vérité profonde de la boutade a refait surface. En effet, si une grande Suisse s’étendait aux pays où l’on parle les trois langues officielles de la petite confédération (allemand, français, italien), une véritable Europe européenne serait créée. Et si la petite Suisse a pu fonctionner (et bien fonctionner), pendant des siècles, avec ces trois langues : pourquoi une grande Suisse ne pourrait-elle pas fonctionner avec quelques langues de plus ?

Et quelle que soit la figure de l’Europe : la Suisse sera au cœur de ces nations. A ceux qui déclarent que ce n’est pas un sujet d’actualité, il faut répondre que ce sera forcément d’actualité dans dix ou vingt ou cinquante ans. On refera pas l’histoire –pas plus qu’on changera la géographie ! La Suisse est et restera au cœur de l’Europe.

Encore faut-il, naturellement, que cette Europe soit clairement reconnaissable. Encore faut-il que tous les peuples européens puissent reconnaître, en cette Europe, une patrie dont –riches ou pauvres- ils se veulent citoyens. Concrètement, c’est à l’Europe qu’il appartient d’être attirante pour tous les européens. Mais l’actuel grand marché aux frontières floues, l’actuel conglomérat de pays alignés…. n’est peut-être pas d’un grand attrait pour ceux qui –comme les suisses- ont une patrie et ne sont pas attirés par un alignement qui contredirait leur neutralité.
Pourtant, l’Europe deviendra peut-être plus européenne et démocratique. Dans ce cas, la question sera de nouveau posée. Et peut-être le cœur de notre Europe commencera-t-il à irriguer le grand corps ? Utopie, sans doute, mais ce sont les rêves qui mettent les peuples en marche. Quel est le rêve européen ?

La voie de l’avenir   

Il faudra bien que l’Europe se recentre. Qu’elle s’approfondisse avant de s’étendre. Une erreur a été commise : Elargir l’Europe avant de l’approfondir. Il fallait se doter d’une constitution à quinze et demander à de nouveaux entrants d’y adhérer. Au lieu de cela, un accord à vingt-cinq n’a pas pu être trouvé. Et l’on peut prévoir qu’il ne sera pas trouvé, aussi longtemps que les peuples européens n’auront pas été réellement associés au projet.
Mais les responsables « européens » persistent dans cette voie. En effet, on a ensuite –par fidélité aux erreurs passées ?- décidé d’ouvrir des négociations avec la Turquie. Naturellement, sans demander aux peuples européens ce qu’ils en pensaient.

Certes, la promesse a été faite aux français de leur demander leur avis dans dix ou quinze ans ! Mais s’ils disaient alors « non » à des négociations considérées comme abouties : Quel rôle serait attribué à ces « mauvais » européens ?
Cette idée de reporter à plus tard la consultation est une idée funeste. C’est comme monter dans un train en marche en se disant que l’on pourra toujours descendre, plus tard, si la direction ne nous convient pas. Ne vaudrait-il pas mieux se demander, avant, où va le train ?
Mais c’est ainsi : les européens sont des wagons –comme ils, d’autre part, attelés à une locomotive non-européenne dont les voies sont parfois aventureuses. N’importe, dans tous les cas, les wagons suivront. Que pourraient-ils faire ?

Il serait temps d’interrompre cette fuite en avant, par laquelle cette Europe s’élargit, au lieu de s’approfondir. Et que tout lien nouveau commence par des « liens privilégiés » Que ce soit la règle pour tous les candidats, et non spécialement pour la Turquie.
En fait –mais on n’en parlera pas- la Turquie est un gros pilier de l’OTAN. Et les Etats-Unis sont évidemment de farouches partisans de l’intégration de la Turquie à l’Europe. On a même vu –lors d’une réunion de l’OTAN en Turquie- le président américain faire le déplacement et soutenir l’admission de la Turquie dans l’Europe. Aucun européen (sauf, cependant, le président français) ne s’est étonné de cette intrusion directe. Que vient donc faire cette OTAN dans une affaire proprement européenne ? Question naïve –sans doute- mais question que les européens préfèrent ne pas entendre.
A la suite de son président, la responsable américaine des relations extérieures a pu assurer à la Turquie qu’elle soutenait cette candidature. Naturellement. Mais aucun responsable européen ne semble l’avoir remarqué. Quant aux médias, ils paraissent ne pas connaître ce soutien et nous parlent plutôt de questions culturelles ou religieuses. Comme si le principal problème était là.

On a même entendu (à la radio) défendre l’admission de la Turquie avec des arguments étonnants. Le locuteur était à la fois pour l’Europe et pour l’inclusion, en son sein, de la Turquie. Je ne fais que citer les paroles entendues : « L’Europe ? Mais c’est la pensée grecque, le droit romain, le passé judéo-chrétien… ». En Turquie, l’argument serait surréaliste !
Cette extension à tout va poursuit le but que les Etats-Unis (et leurs partisans européens) souhaitent. Plus l’Europe sera vaste, plus elle sera un grand marché ouvert et inféodé à la :puissance dominante, et plus elle sera loin d’être une Europe cohérente, capable de se doter d’une défense autonome –et, donc, d’une diplomatie reconnue. Plus elle sera vaste, plus ses frontières seront floues, et plus elle sera ce grand marché apatride que certains souhaitent. Mais on gardera, dans tous les cas, le nom « Europe » pour désigner ce grand ensemble.
Ce langage nous trompe. On n’achète pas un produit parce que le vendeur a du talent et que son emballage est bien fait ! Certes, le paquet est beau et le vendeur est talentueux, mais : qu’y a-t-il dans le paquet ? On le saura lorsqu’on l’ouvrira.

Nous vivons dans un monde où l’on a pas la paix parce qu’on crie : « la paix, la paix ». Par contre, en criant cela, on peut aller à Münich –et être acclamé, au retour, pour avoir sauvé la paix ! Les européens devraient s’en souvenir.
Il faut mériter cette paix et –donc- être capable de la défendre. Encore faut-il que cette défense nous appartienne pleinement. Ce n’est pas le cas, aujourd’hui. En Irak ou en Afghanistan, des supplétifs européens défendent une politique qui n’est pas celle de l’Europe.
De même, il ne suffit pas de dire : « démocratie, démocratie » lorsque l’on masque ainsi une domination économique et politique. Ou lorsque qu’on nomme « terroristes » ceux qui s’opposent à nos vues hégémoniques.
Faute d’appeler choses par leur nom, nous nous préparons des lendemains qui déchantent. Comment faire l’Europe sans l’assentiment des peuples européens ? Un « peuple » de consommateurs n’est pas un peuple de citoyens. Mais sans citoyens, le beau projet est une enveloppe vide.
Une question fondamentale ne manquera pas d’être posée. Finalement, il faudra choisir : êtes-vous pour l’Europe ou pour l’OTAN ? Ou bien : une Europe alignée –prête à suivre tous les chemins à la suite de la locomotive. Ou bien une Europe européenne, maîtresse de ses choix et –donc- de son destin.   

Que l’on objecte pas que l’opinion ici exprimée est de l’anti-américanisme. Cette absurdité est pourtant souvent entendue. Il serait plus conforme à la vérité (et à l’honneur) de dire qu’à chaque fois que les américains sont du côté de la justice, certes, nous sommes de leur côté. Mais, malheureusement, tel n’est toujours le cas.

Est-ce la justice à Guantanamo ? Ou bien à Diego-Garcia et ailleurs ? (il sont nombreux les lieux de la terre où la force prime le droit). Et ne peut-on s’opposer à l’agression et à l’occupation d’un pays ?

L’auteur de ces lignes a vécu en Amérique latine à l’époque où les Etats-Unis bombardaient Viet-Nam et Cambodge. Dans le même temps, ils soutenaient quelques unes des pires dictatures du continent sud-américain (Pinochet, Stroesner, Trujillo, Somoza… ). C’était alors pour lutter contre la subversion communiste et –soi-disant- pour défendre la démocratie. L’histoire se répète. Les discours changent, mais non les réalités.

Où donc était l’Europe, en ce temps-là ? Et comment s’opposerait-elle, aujourd’hui, aux décisions du grand empire ? Ce qu’on appelle terrorisme (grande polysémie du terme !) a certainement de beaux ( ?) jours devant lui. Violences contre violences : telle est la vie du monde. Après la guerre froide : la paix armée. Mais de quel côté sont les armes ? Et finalement, la question est : de quel côté sommes-nous ? Qu’aimes-tu, citoyen ?

Notre bonne conscience est à la mesure de nos intérêts immédiats. Mais la question est aussi de savoir comment nous sommes perçus, là où les intérêts sont différents. Certes, nous sommes riches, intelligents et industrieux. Mais aussi –pour des regards différents et selon le cas : suivants, protégés, complices, alignés, collaborateurs… Tous ces cas de figure existent dans le jugements des « autres ». Ces autres qui sont nombreux dans l’environnement de nos villes.

Seule une Europe « européenne » pourrait être réellement sociale et démocratique. Mais, pour l’heure, le mot Europe n’a pas le même sens pour tous. Certains européens ne veulent pas de défense européenne. Ceux-là préfèrent rester dans l’orbite d’un grand protecteur non-européen et , par exemple, être protégés par un parapluie nucléaire non-européen ou encore collaborer à la grande toile nommée « Echelon ».

Au-delà des belles paroles, un défi nous est lancé. Certes, l’indépendance est couteuse. L’avenir exige des sacrifices actuels. Ainsi, il est nécessaire d’investir beaucoup plus dans l’innovation, la recherche…
Dans tous les cas, faute d’un souffle inventif (et risqué, certes, mais visionnaire), l’avenir est médiocre. Europe, ton corps est grand (et s’accroît sans cesse), mais ton âme est absente. Les problèmes à venir viendront de là.

Jacques Chopineau, Genappe, 30 octobre 2005