Les chroniques    29|10|2003

Contre un non-sens programmé  Imprimer


Jacques Chopineau

Il faut dire quelques mots sur cette tentation d’inscrire dans une future constitution européenne, une référence explicite à sa religion. C’est là une absurdité grosse de débats, controverses, oppositions… à venir. C’est le propos des lignes qui suivent.

En tant que chrétien protestant libre, je crois devoir dénoncer une absurdité qui - comme beaucoup d’absurdités - a l’apparence du bon sens. Ne dit-on pas que l’enfer est pavé de bonnes intentions ?

Rappelons d’abord que le texte d’une constitution est fait pour tout le monde, quelle que soit sa religion ou sa philosophie. Il serait dangereux d’inscrire dans une loi fondamentale ce qui relève d’un choix privé. Agnostiques, athées ou croyants ne sont pas des citoyens différents. Mais, si l’on veut en rester à l’option religieuse, il convient alors de rappeler que la deuxième religion de nos pays est aujourd’hui l’Islam. J’y reviendrai.

Certes, il faut tenir compte de notre histoire, mais de toute l’histoire. L’Europe chrétienne nous a légué de magnifiques cathédrales, mais aussi des croisades, des inquisitions, des anathèmes, des chasses aux sorcières, des coercitions de toutes sortes…. Et aussi des guerres dites de religion. Beaucoup d’européens actuels ne se sentent pas proches de ce passé-là. Alors même que quelques-uns, dont je suis, admirent les bâtisseurs des cathédrales.

D’autre part, notre passé est aussi celui de la montée du rationalisme du dix-huitième siècle. Les lumières ont marqué les esprits. Beaucoup aujourd’hui se sentiraient plus proches de l’encyclopédie que d’un christianisme accroché à ses pouvoirs. Plus proches de Voltaire que de Bossuet

Et puis, s’il faut tenir compte du passé, il faut aussi tenir compte du présent. Des millions d’européens sont aujourd’hui de confession musulmane. Nos parents n’ont pas connu cela. Et cette situation nouvelle est appelée à se développer. Surtout si ce morceau d’Asie mineure qu’est la Turquie fait partie de notre Europe ! À quelles origines « judéo-chrétiennes » va-t-on référer ces « européens » ?

Deux mots sur mon propre passé (nous sommes toujours, bon an, mal an, marqués par notre enfance et notre éducation). Mon grand-père était anti-religieux. Il plaçait, d’un côté, les superstitions, les religions, l’obscurantisme… et de l’autre : la raison, le progrès, la science…. Cette dichotomie radicale peut paraître datée. Mais elle était courante en ce temps-là.

Homme probe et courageux, mon grand-père était jeune lors des controverses qui ont entouré la promulgation, en France, de la loi de séparation de l’église et de l’état (1905). On n’a guère idée de la violence des débats de cette époque. Les députés qui ont voté cette loi ont d’ailleurs tous été excommuniés. Enfant, j’ai connu - par mon grand-père - une loi qui paraît aujourd’hui aller de soi. Pour tous, la république est laïque. Certes, toutes les croyances ou philosophies sont respectées, pourvu qu’elles respectent cette loi fondamentale. Aucune démocratie ne peut être intolérante.

Mon père, quant à lui, ne se souciait pas de religion. Il n’était pas anti-religieux : simplement le sujet ne l’intéressait pas. Sans doute, le thème d’une insertion des origines chrétiennes de l’Europe, l’aurait fait sourire. Sur le même sujet, mon grand-père aurait explosé.

Beaucoup d’européens actuels sont dans ce cas d’indifférence religieuse. D’autres, comme mon grand-père, seraient choqués par une référence chrétienne dans un texte constitutionnel. On choisit le passé dont on se veut fils. Dans tous les cas, je serais moi-même choqué que des personnes comme mon père ou mon grand-père se voient imposer la référence à un passé qu’ils ne reconnaissent pas comme le leur.

Je voudrais une constitution qui respecte tous les citoyens –croyants ou non. Et non un texte qui ferait de gens comme mon père et mon grand-père des transfuges ou des anomalies. Et si, malgré tout, une référence au passé chrétien de l’Europe devait être inscrite dans un texte constitutionnel, il faudrait alors qu’une référence à la laïcité soit également faite. Au nom de la vérité. On peut prévoir de belles controverses !

Autre chose : La France a connu une séparation de l’église et de l’état. Faut-il revenir là-dessus par le biais d’une constitution ? D’autres états de notre Europe connaissent des situations diverses (plus ou moins proches d’un concordat). Cela ne gêne personne. Libre à chacun de croire ceci ou de penser cela. La seule légalité concerne la vie publique et le respect par tous des mêmes lois. Mais la vie privée n’est pas le domaine de l’état. Dans tous les cas, un choix religieux relève de la vie privée.

Quelques uns pensent qu’une référence à Dieu ou à une transcendance serait une réponse satisfaisante pour tous (chrétiens, juifs, musulmans et autres). Mais ce serait encore mettre de côté tous ceux qui se déclarent athées et ainsi marginaliser ceux qui ne croient pas à une transcendance. Ce ne serait pas acceptable pour une constitution politique. Mais ce serait éventuellement - dans un moment de crise - un prétexte magnifique pour étayer un « Dieu avec nous » générateur d’exclusions.

Que des croyants exhortent d’autres croyants à devenir de meilleurs croyants : voilà qui est parfait. Chacun trouvera dans sa propre tradition de quoi nourrir et éclairer sa propre vie.

Mais il n’est pas de culture chrétienne, pas de civilisation chrétienne. Les églises triomphantes ont souvent triomphé dans la dictature. Les exemples sont hélas nombreux. S’il faut un texte : celui de l’Evangile est suffisant.

Tel individu peut être, ou tenter d’être, chrétien, là où il vit. L’évangile fait éclater tous les moules et tous les conformismes, aujourd’hui comme hier. « Chrétien » ne saurait être une normalité écrite dans un texte politique.

Et l’on n’est pas chrétien parce qu’on est d’origine chrétienne ; ni musulman parce qu’on est d’origine musulmane. Une religion doit être apprise, et donc longuement enseignée. Mais l’état, comme tel, n’a rien à faire ici. Et une constitution politique n’a rien à enseigner –ni même à rappeler- en ce domaine.

Et même si l’on me dit que telle référence au passé chrétien est localement sentie comme très importante, cela ne veut pas dire que tous les européens doivent aujourd’hui se voir imposer cette référence. À chaque région, sa religion ou sa non-religion. Dans la vieille Europe, beaucoup ont payé pour cela. Ne réveillons pas les vieux démons.

Jacques Chopineau, le 29 octobre 2003