Les chroniques    16|10|2003

À quelque chose, parfois, malheur est bon  Imprimer


Béatrice Spranghers

Très libre adaptation d'une histoire oubliée

Il était une fois, dans une campagne reculée, bien loin d'ici, un paysan vieux et sage. Vieux, sûrement. Ses tempes et sa barbe grisonnent depuis longtemps. Sage, sans doute. Les habitants du village s'étonnent parfois de son regard, comme tourné vers l'intérieur dans une sereine méditation.

Antoine est pauvre, ça pour sûr. Le produit de son lopin de terre ne remplit pas toujours la marmite que sa femme voudrait débordante et fumeuse. Antoine n'est pas exigeant. Cependant, parfois, des songes lui court-circuitent l'entendement. Pas vraiment des fantasmes d'opulence, non, juste un désir de beauté, d'harmonie, de plénitude. Un rêve surtout revient de façon récurrente : un cheval blanc, oui, un merveilleux pur sang rôde et piaffe aux alentours de sa masure. Hanté par l'insistante répétition de l'augure, Antoine se frotte les yeux chaque matin pour dissiper cette édénique vision décidément trop improbable.

Jusqu'à ce matin où, se frottant les yeux comme à l'accoutumée, il découvre là, dans l'enclos, le cheval blanc d'une irréelle beauté. Antoine a cette rare qualité d'accueillir avec une égale bonté le meilleur comme le pire.

Mais voilà les villageois tout en émoi :
- Antoine, tu voilà riche maintenant. Tu vas pouvoir vendre cet étalon à prix d'or. Quelle chance tu as !
- Dieu seul le sait, répond-t-il laconiquement, encore tout éberlué de sa bonne fortune.

La quinzaine passe.
De bon matin, Antoine se lève pour savourer le spectacle de son récent bonheur. Mais, dans l'enclos désert, aucun soulèvement de poussière ne signale la présence du superbe visiteur.

Les villageois :
- Oh, pauvre Antoine, tu as tout perdu. Que n'as-tu vendu à temps ton cheval de rêve. Tu retombes dans la misère !
- Dieu seul le sait, marmonne sobrement le paysan tout songeur.

La quinzaine passe.
Cette fois, Antoine manque de quitter sa retenue coutumière. "Il" est là, avec une demi-douzaine d'autres étalons noirs, tous plus racés les uns que les autres.

Les villageois ébahis :
- Antoine, qui donc aurait pu imaginer une telle manne. Tu as décidément beaucoup de chance !
Le regard d'Antoine par dessus son lorgnon signifie : Dieu seul le sait.

La quinzaine passe.
Antoine étreint son fils venu de la ville pour admirer l'invraisemblable barraca de l'auteur de ses jours. Maîtriser l'un de ces chevaux sauvages, quel euphorique défi. Mais sitôt en croupe, sitôt à terre, le fils se tord de douleur en maudissant l'animal.

Les villageois apitoyés :
- Avec toi la chance trépasse. Tu cumules les ennuis. Que feras-tu de ton fils impotent ? Imperceptiblement, Antoine murmure : Dieu seul le sait.

La quinzaine passe, sans éclat.
Quand, sournois comme la mort et aussi malvenu qu'elle, s'amène sur la place un agent du gouvernement aux fins de recruter toute jeunesse apte à porter les armes pour défendre la patrie. Les jeunes recrues partirent donc à l'aube, fredonnant de sourdes mélopées pour rythmer leur marche incertaine vers une mort programmée. Seul reste l'invalide fils d'Antoine momentanément cloué au lit.

Les villageois consternés :
- Malheur à nous, nous n'avons pas de chance, les reverrons-nous jamais? Dis-nous donc pourquoi la malchance tourne-t-elle toujours à ton avantage ?
- Je ne sais pas, avoue Antoine, mais sans doute Dieu le sait

Béatrice Spranghers, Lillois le 16 octobre 2003