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Lire la Bible - 16. Le Psaume 136 Imprimer


Jacques Chopineau

Lire la Bible ne signifie pas faire la théorie de la lecture de la Bible. La lecture est une pratique et n’est que cela. C’est pourquoi il n’est pas utile de faire ici l’exposé des différentes théories de la lecture, ni de prendre partie pour l’une ou l’autre d’entre elles. Aucune théorie jamais ne remplacera la «simple» lecture. Tentons de lire un texte selon deux directions différentes, deux approches différentes ou, pour parler comme les anciens, selon deux «sens». Soit un texte de psaume bien connu : le Psaume 136. Les deux approches choisies peuvent être dites:
- selon le contexte biblique et dans la perspective des fidèles anciens.
- selon une relecture actuelle.

On peut résumer à grands traits les caractéristiques de la lecture philologique ou, comme on dit souvent, «historico-critique» (25). Malgré l’usage courant du terme de «lecture», nous sommes ici dans le domaine des «études» philologiques. Pour la philologie, cette «ethnographie du passé» selon la définition de Saussure (26), tout texte ancien est un témoignage sur une civilisation disparue. Dans cette perspective, le psautier est un document. Parmi les autres documents qui nous informent sur la civilisation disparue de l’Ancien Israël. Les littératures du Moyen-Orient ancien nous renseignent sur les textes religieux des civilisations voisines de l’ancien Israël. Des hymnes religieux, des odes à la divinité, des enseignements mis en forme de confessions, de plaintes ou de louanges sont bien attestés dans les littératures religieuses de l’ancien Moyen-Orient (Égypte, Babylonie). Ugarit (Ras Shamra) nous livre même des psaumes proches, tant par la langue que par la forme, des psaumes bibliques.
L’étude porte également sur le texte original, sur l’histoire de sa fixation, l’histoire de sa transmission et sur le témoignage des anciennes versions et, éventuellement, des plus anciens commentaires.

Selon l’histoire

C’est ici la partie la plus «technique» en principe réservée aux étudiants en orientalisme et sciences bibliques. Il arrive d’ailleurs que cette approche purement philologique soit complétée par celle qui est exposée ci-après, à des fins d’exégèse. Ce n’est pas toujours le cas: Il ne manque pas de philologues qui ne se soucient en aucune manière d’exégèse. À l’inverse, aucun exégète ne pourrait se permettre d’ignorer les résultats des études philologiques appliquées au texte de la Bible. En l’occurrence, les études philologiques ne nous apprendrons sur ce texte pas grand chose de plus que ce que révèle une simple lecture du texte original. La langue est simple, vraisemblablement tardive; la forme est bien adaptée à la lecture publique cultuelle; le plan, les idées, le vocabulaire font penser à d’autres rappels de l’histoire dans d’autres louanges cultuelles (cf. Psaumes 118, 135).

Mais d’autre part, les 150 psaumes du psautier hébreu sont un témoignage extraordinaire sur la piété d’une époque : ses attentes, ses craintes, ses conceptions de Dieu, du peuple et des peuples, de l’histoire ancienne et présente. Nous manquons souvent de documentation sur l’époque perse, époque de composition de nombreux psaumes, mais nous avons une sorte de gros plan sur la piété de cette époque : les Psaumes.

L’Écriture se relit elle-même. Chaque texte peut ainsi être lu «en écho» à d’autres textes des Écritures. Cela est vrai en particulier pour ces textes du psautier : La piété des psalmistes est nourrie des Écritures. L’auteur anonyme est un d’entre ces lévites qui ne font que continuer un héritage. Ce sont des transmetteurs qui transmettent ce qu’ils ont eux-même reçu. Leur part personnelle n’est pas le plus important.

Tels sont les deux versants de ce que l’on nomme la tradition : on ne reçoit que par sa propre écoute, mais on ne transmet que par l’écoute de ceux à qui on s’adresse. Encore faut-il trouver les formes propres à transmettre la saveur des chemins d’autrefois. D’autant que les chemins d’autrefois ne sont pas toujours reconnaissables aujourd’hui. C’est ici qu’intervient la part du transmetteur: faire reconnaître aujourd’hui les chemins d’autrefois, les chemins par lesquels pourra se former en nous une image de notre présent et de notre futur. Rien n’est transmis que dans une forme : tout doit prendre forme. Dans la langue des psaumes, les diverses formes de la louange sont le canal de la transmission.

Le texte du psaume fait écho à d’autres textes des Écritures. Des textes bien connus des scribes (auteurs et transmetteurs) et des fidèles. Ainsi, le thème de la création, ceux de la sortie d’Égypte, de la conquête de la terre… Intéressants aussi sont les thèmes qui ne sont pas évoqués: l’alliance du Sinaï, la Loi mosaïque, l’élection de David… Cela nous pose la question de savoir qui écrit ainsi, à cette époque-là...

La forme littéraire est ici importante : C’est la forme qui donne une indication sur l’utilisation qui était faite du texte dans son contexte historique (culturel et religieux). Dans le cas de notre psaume, les rythmes et les strophes suggèrent une utilisation cultuelle, chantée, tandis que les thèmes abordés indiquent une fonction d’enseignement. La thématique joue un rôle important également. Certains thèmes d’enseignement (le don de la terre des nations, la bonté de Dieu qui donne nourriture à toute chair...) se retrouvent ailleurs, comme, par exemple, dans un psaume d’enseignement comme le Psaume 111.

On pense d’autant plus aux lévites (chantres et enseignants) que parmi les thèmes de louange ne sont pas repris ces thèmes «sacerdotaux» que sont : l’événement du Sinaï, le don de la Thora, l’élection de Sion, le Temple de Salomon... Reste alors à tenter de déterminer à quelle époque ce psaume a pu être composé : répondant à quelles préoccupations ? pour quel public ? Thématique et forme littéraire sont deux piliers essentiels d’une «exégèse» de ce texte, comme de tout texte biblique.

Une relecture actuelle

Toute lecture est une «relecture», c’est à dire une lecture en situation. Simplement, cette situation est la mienne et non celle des lévites de l’époque du deuxième Temple. Une lecture actuelle est une lecture contextuelle : ce «contexte» étant celui du lecteur.

Il ne saurait être question de tenter de dire ce que «l’homme moderne» devrait entendre : il ne «doit» rien entendre, sinon cela même qu’il entend. Et il n’appartient à personne de lui indiquer ce qu’il devrait entendre (du point de vue de l’histoire ou d’une «vérité» dogmatique, politique, théologique ou philosophique). Ma lecture est ma liberté, c’est à dire ma responsabilité. Cela n’a rien à voir avec un individualisme forcené : rien ni personne, ni aucun magistère, ne peut me libérer de ma propre responsabilité. Certes, ma lecture peut être éclairée, enrichie, complétée...  mais elle ne peut pas être remplacée. Après un temps plus ou moins long d’information, il me faudra entendre par moi-même ce que le texte me dit. Et ce qu’il me dit a toutes chances de parler à un grand nombre de mes contemporains.

Je suis tout d’abord frappé par l’enchaînement de la première et de la deuxième strophe : la louange de la création (première strophe) est suivie par une strophe qui rappelle les souffrances de la captivité en Égypte.

Quelle relation entre la première et la deuxième strophe ? Pourquoi commencer par une louange de la création et continuer par un rappel de la sortie d’Égypte ? Comment ne pas se remémorer le début du texte des 10 commandements : «Je suis le Seigneur ton Dieu qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude». Rappel qui lie l’unicité de Dieu au rappel de la servitude qui a précédé. Seuls des êtres libérés peuvent être appelés à la connaissance de Dieu : pas de loi pour les esclaves!

Mais le lien entre les deux strophes m’apparaît encore grâce à un passage du prophète Jérémie. La création est tirée du chaos. L’injustice et la violence sont perçues par le prophète comme un retour au chaos (le «tohu-bohu») d’avant la «création» : «J’ai regardé la terre c’était un tohu-bohu, puis vers les cieux, mais ils n’avaient plus leur lumière… J’ai regardé, voici que le verger est un désert et toutes les villes ont été renversées» (27).

Le «sens» (direction) de cette création : n’était-ce pas l’établissement d’un ordre harmonieux, à l’opposé du chaos ? Et le retour du désordre : n’est-il pas analogue à un retour au chaos ? C’est bien pour cela que le prophète proclame le Dieu créateur, et fait suivre cette proclamation du rappel de la sortie d’Égypte. Libération nécessaire à la réception de la Loi nouvelle, grâce à quoi devait être établi cet ordre harmonieux qui est la finalité de la création: «Il a fait la terre par sa puissance. Il fixe le monde par sa sagesse et par son intelligence. Il tend les cieux». (28) «Maudit soit l’homme qui n’entend pas les paroles de cette alliance que j’ai prescrite à vos pères, au jour où je les fis sortir du pays d’Égypte».(29)

Cet enchaînement du thème de la création et de la libération de l’Égypte («la maison de servitude»), ce rappel du lien qui unit l’ordre de la création et l’exigence de justice sur la terre me paraît un lien particulièrement fort et actuel. Surtout après lecture des journaux et audition des informations!

Naturellement, un paysan bolivien ou un lettré scandinave pourront faire une lecture différente du même texte. Ils vivent l’un et l’autre une situation religieuse et culturelle différente. Une autre histoire. Dans tous les cas, le même texte peut être la source d’une parole vitale. La vérité d’une lecture actuelle n’a pas grand chose à voir avec une vérité de type archéologique. La question porte sur le «sens» et non sur le «vrai». Que signifie ce texte-là, aujourd’hui, pour moi ? C’est la seule question.

Le malentendu est fondamental : l’exégèse universitaire ne peut faire que de l’universitaire en fait d’exégèse. Un texte ancien doit être expliqué. Dans son explication consiste sa vérité. Et plus l’explication est détaillée, plus l’érudition mise en oeuvre est importante, plus la vérité de l’explication est grande. Le «vrai» est historique et c’est là, justement, l’explication du texte.

Comment connaître le sens d’un texte ?
Seulement en étudiant son sens historique.

Et dans les commentaires, la part de l’application relève, éventuellement, de l’homilétique, laquelle ne fait pas partie de l’explication scientifique. Le recours aux sciences humaines ne change pas fondamentalement cette perspective. Le lecteur est, de la même manière, mis hors-circuit par un savoir décrypteur dont il n’a pas la maîtrise. Il reste dépendant de spécialistes d’un discours interprétatif analytique (dont la référence est sémiotique, psychanalytique, politique, etc.). Dans tous les cas, la lecture échappe à la responsabilité du «simple lecteur».

Jacques Chopineau, Lire la Bible, Ed. de l'Alliance, Lillois, 1993, p.42-48

(25) Comme si "historique" n'était pas nécessairement "critique". Que serait une "histoire non critique"?
(26) Ferdinand de Saussure, le fameux créateur genevois de la linguistique moderne.
(27) Jérémie 4/23-26
(28) Jérémie 10/12cp Jérémie 21/5, 32/7, etc.
(29) Jérémie 11/3 cp Jérémie 17/5