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Lire la Bible - 12. La colombe avalée Imprimer


Jacques Chopineau

Un sujet bien rarement abordé doit ici être évoqué à l’aide de quelques exemples : la relation entre la lecture du texte et les études sur le texte. Toute lecture, comme toute théologie, s’élabore à partir de questions. Toutes mes lectures s’ordonnent à partir de ma question, autour d’elle. Je suis le champ sur lequel tombe la pluie. Il n’est qu’une seule sorte de pluie, mais tous les champs sont configurés d’une manière différente.

Il existe toute une littérature savante qui tente de déterminer l’espèce de monstre qui a avalé Jonas (baleine ? squale ?). Faute de pouvoir prendre l’histoire au pied de la lettre, il fallait trouver une explication rationnelle propre à expliquer l’origine de la légende. Sur quel noyau historique primitif l’affabulation a pu se construire. L’ingéniosité des savants nous paraît aujourd’hui confondante. La «baleine» a été remplacée par un navire au nom de “la baleine” ou d’une auberge-refuge à l’enseigne de “la baleine”. Tout cela dans des ouvrages savants écrits en latin et, plus tard, en allemand. Jonas, même, n’aurait-il pas trouvé refuge sur une épave qui était le corps d’un grand poisson mort?

Toutes ces thèses ont réellement été soutenues! La bibliographie est considérable, surtout du dix-neuvième siècle à nos jours. Ce serait un long exposé que de décrire seulement les diverses hypothèses présentées. Dans tous les cas, beaucoup de science a été utilisée pour trouver de possibles parallèles dans les langues anciennes et les «sources» anciennes. Naturellement, l’érudition philologique peut satisfaire un public intéressé à l’histoire des mots ou des formes, l’histoire des civilisations anciennes. De ce point de vue, le livret de Jonas ouvre matière à un long exercice.

Certes, les études actuelles ne reprennent pas toutes ces hypothèses : le «grand poisson» est une figure d’une autre sorte. Signe et symbole, non espèce zoologique… Mais le sort des hypothèses est d’être remplacées par d’autres hypothèses lorsque les précédentes ont cessé de paraître pertinentes. D’ailleurs, le fait de ne plus trouver de point d’application sur tel sujet «dépassé» n’interdit pas d’appliquer la même méthode sur tel autre point pour lequel il existe encore de la bibliographie récente.

C’est le cas, par exemple, pour l’espèce botanique du fameux «kikayon» (Jonas 4,6). Comme dans le cas de l’espèce zoologique du «grand poisson», toute une littérature a tenté de définir l’espèce botanique de la plante miraculeuse qui abritait le prophète contre l’ardeur du soleil (lierre, courge, coloquinte ?). Nos traductions modernes restituent habituellement ce mot étrange par «ricin», parfois (plus prudemment) par «arbrisseau» ou «plante». Plus rarement, une simple transcription veut rendre le terme en Français : «kikayone» ou «qiqayon». «Et l’Éternel manda un kikayon qui monta au dessus de Jonas pour être une ombre sur sa tête et le protéger de son mal. Et Jonas se réjouit au sujet du kikayon, d’une grande joie. Mais Dieu manda un ver, à la montée de l’aurore, le lendemain, et il frappa le kikayon qui se dessécha» (15).

Cependant, toutes ces précisions au sujet de l’espèce botanique sont oiseuses. Gageons qu’aucune espèce botanique jamais n’a produit une plante susceptible d’engendrer, en une nuit, des feuilles capables de protéger un homme contre l’ardeur du soleil. Et peu importe qu’il s’agisse, dans le texte, d’un baobab ou d’un légume! Ou que «baobab» ou «légume» se dise comme ceci ou comme cela en Égyptien ou en Akkadien ou en toute autre langue ancienne.

Pour le lecteur, le miracle est le même, parce que, dans tous les cas, l’espèce botanique n’existe pas. Comme le notait (au douzième siècle) le grand commentateur judéo-espagnol Ibn Ezra: «Il n’est pas nécessaire de savoir ce que c’est». Plus intéressant serait de savoir pourquoi c’est ce mot-là qui est choisi; pourquoi dans cette forme-là ? Pourquoi jamais ailleurs dans la Bible ? Et surtout: quelle fonction ce mot étrange peut avoir dans le texte actuel du livret ? Autrement dit: quelle est la saveur particulière de ce terme dans le cadre du livret de Jonas ? Et la recherche de la saveur du texte nous mène sur des pistes nouvelles. C’est alors, dans un nouveau cadre, que le mot pourrait prendre un étonnant pouvoir d’évocation.

L’aventure de Jonas (en hébreu, «Yona» signifie «colombe») peut être lue comme un résumé de l’histoire mouvementée du peuple d’Israël : la colombe-Israël, avalée par le grand monstre assyrien, a été emportée loin de sa terre.
Comme ces lignes du prophète Osée devaient paraître prémonitoires aux lointains descendants des exilés, dispersés à travers le monde d’alors! «Ephraim a été comme une colombe naïve, sans intelligence, Ils ont appelé l’Égypte, Ils sont allé en Assyrie,… Israël a été avalé. A présent, ils sont parmi les nations…» (16). Mais le châtiment n’est pas éternel puisqu’un jour ils reviendront: «Ils viendront tremblants d’Égypte comme des passereaux, et du pays d’Assur comme des colombes» (17). Pourtant, il y a une condition à ce «retour». Il doit être précédé d’un autre «retour» : retour à Dieu ou, comme on dit, conversion. C’est ce que le livret de Jonas, sous la forme d’une homélie-parabole va souligner : même des païens (ninivites!) seraient épargnés s’ils faisaient retour à Dieu.
Et la fonction de la colombe (Jonas) est d’annoncer la naissance d’un monde nouveau fondé sur la repentance, tout comme le retour de la colombe du déluge annonçait la terre nouvelle.

Dans ce cadre, et parmi tous les nombreux détails significatifs qui parsèment le livret, la plante miraculeuse prend une saveur particulière. Le mot «kikayon» (attesté dans le seul livre de Jonas) est proche par la sonorité d’autres mots qui peuvent être mis en relation avec l’aventure du Jonas biblique: «nikkayon»: innocence; «killayon» : anéantissement. Une nouvelle piste apparaît dans l’examen de la sonorité du nom choisi : un «kikayon» à la foi fois signe d’innocence et de destruction, signe de protection et de menace au dessus de la tête du prophète.
Mais le livret de Jonas contient également une allusion évidente à l’histoire de Caïn : comme Caïn «sort» et «s’assoit à l’orient» du jardin (18) ou de la ville (19),
«hors de la présence de l’Éternel» (même expression en Genèse 4,16 et Jonas 1,3). C’est là l’origine d’une interprétation qui voit dans le «kikayon» un «arbre-caïn» analogue au signe «caïnite» par lequel Dieu protège le meurtrier errant qu’est devenu Caïn.

Ces pistes de lecture ne sont évidemment que quelques unes des pistes possibles. Bien d’autres passages des Écritures éclairent la narration de Jonas. D’autres lectures pour d’autres lecteurs, seront inépuisablement tirées du même texte des Écritures. C’est l’image du puits des Écritures où chacun puise, selon sa propre mesure, l’eau vive inépuisable.

Jacques Chopineau, Lire la Bible, Ed. de l'Alliance, Lillois, 1993, p.28-32

(15) Jonas 4/6-7
(16) Osée 7/11; 8/8
(17) Osée 11/11
(18) Genèse 4/16
(19) Jonas 4/
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