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Lire la Bible - 9. Les mythes Imprimer


Jacques Chopineau

Le langage du mythe est un langage universellement humain : en tous temps et en tous lieux, l’homme en marche vers son pôle s’est constitué, sous une forme imagée, le langage des jalons et des obstacles qu’il doit rencontrer. Tous les mythes sont nés de la même réalité : l’homme et les conditions de son évolution possible. L’oubli du mythe traduit la mort d’une culture religieuse. Toute religion vivante puise dans le langage du mythe ses racines les plus profondes.

On a voulu, surtout au siècle dernier, considérer le mythe comme un stade préliminaire (et pour ainsi dire : inférieur) de la religion. Ou encore comme une sorte de métaphysique naturelle et naïve qu’il importait de déchiffrer rationnellement. Il était courant d’entendre (mais on l’entend encore) que la pensée biblique avait dépassé ce stade et qu’elle avait «historicisé» les anciens mythes et «désacralisé» ces histoires primordiales. Mais peut-on chasser le «mythe» du récit biblique pour en faire de la bonne et vraie histoire racontable à un public rationnel ?
Reconnaître la main de Dieu dans les événements n’est certainement pas de l’histoire ordinaire. Reconnaître la permanence d’un dessein de Dieu dans les méandres et les chutes d’une épopée incompréhensible, ce n’est plus le langage de l’histoire : c’est ou bien une absurdité ou bien une grandiose production surconsciente qui aboutit non à une historicisation du mythe mais à une «mythisation» de l’histoire!

Et cette histoire «mythique» est toute entière le symbole de ce que nous sommes encore et de ce vers quoi nous allons. Pris dans ce regard, les récits du début du livre de la Genèse ne font que résumer par avance (mais non «avant» au sens chronologique) l’expérience de tout un peuple. Ainsi : la création qui récapitule toutes les autres créations, la «chute» qui récapitule toutes les chutes, le meurtre d’Abel qui ouvre la porte à tous les meurtres par lesquels Caïn n’en finit pas de tuer Abel, la tour de Babel: image de toutes les tours que les hommes édifient.

Toute l’histoire biblique (mise en forme pour être racontée) est accrochée à ce que nous nommons «mythe». À l’inverse, une idée «biblique» (un extrait sec dont la matière première serait le récit biblique) voudrait que l’on discerne un «sens» des événements derrière les événements de l’histoire.

C’est ainsi qu’on fait de la «théologie biblique». Mais il est toujours périlleux d’extraire le sens après dessiccation (10) de la chair du récit. La simple re-récitation de ces récits bibliques donne mieux à entendre ce que les rédacteurs y voyaient. Eux, ils voyaient du point de vue d’une communauté présente et future. Mais hors communauté, le danger est grand de faire de la théologie «in vitro» et de ne voir dans les histoires racontées que de l’histoire (passée) intelligible.

Au contraire, les anciens ont utilisé une manière (plutôt qu’une «méthode»), aujourd’hui bien décriée, qui est une lecture dite «typologique» et dont le Nouveau Testament offre plusieurs exemples.
Un éminent critique littéraire (11) a bien vu cette construction biblique de l’histoire où les événements s’emboîtent de telle manière qu’un événement ancien est le «type» d’un événement actuel ou futur. Nous avons là un moyen de nous y reconnaître dans le foisonnement des événements de l’histoire, une possibilité de déchiffrer des répétitions qui échappent à la causalité simple. La grande courbe en U est un utile support de compréhension :

Quatre grands moments dont les deux extrémités sont au plus haut, tandis que les deux intermédiaires sont au plus bas. Tel est le schéma intérieur de toutes ces histoires de descentes et de remontées qui foisonnent dans la Bible, ces chutes suivies d’un rétablissement après un temps d’épreuve, ces tribulations dont la fin est un statut nouveau, meilleur encore que le premier. C’est Job frappé et rétabli; c’est Jonas remonté du fond des mers; Joseph sorti de la fosse, puis de la prison.

C’est aussi le peuple tiré de la servitude de l’Égypte ou l’Israël ramené de la captivité. Et c’est aussi le chemin de cette humanité appelée à un avenir qui est un Retour, non un retour en arrière mais une remontée selon la deuxième branche du grand U. C’est à cette perspective que se réfère le Nouveau Testament en faisant du Christ le nouvel Adam. La mise en forme du passé procède ainsi d’une vision de l’avenir. En fait, elle n’est que cela. La mise en forme est visionnaire parce qu’elle est destinée à être un support de compréhension, et non d’abord une histoire à prendre au pied de la lettre.

Le danger d’une certaine typologie a été de perdre de vue l’enracinement charnel des protagonistes et/ou des événements, ne voyant que des «types» généraux et abstraits dans les récits. Un autre danger a consisté à ne voir dans les événements que ce qui pouvait «préfigurer» ce que la doctrine allait dire. Dès lors, on ne pouvait plus «lire» dans le texte que ce que la doctrine en disait.

Mais ces dangers font largement partie de l’histoire ancienne. Plus actuel serait qu’au terme d’une analyse savante, on ne voit plus dans ces textes que ce qui est conforme au fonctionnement de notre pensée. La «réalité» n’étant alors qu’une structure générale et abstraite. Seule une réalité structurée par le langage peut être appréhendée par la pensée et se couler dans le moule du langage discursif. Pourtant, une réalité non structurée, vague et mal pensée, forme la matière de la plus grande partie de notre vie. Et si la vie n’est pas entièrement rationnelle : comment la lecture le serait-elle?

C’est ainsi que le lecteur est poussé à chercher dans le texte de la Bible un éclairage vital. La lecture, ce n’est que cela…

Jacques Chopineau, Lire la Bible, Ed. de l'Alliance, Lillois, 1993, p.20-24
(10) Dessication : action de déssécher.ndlr.
(11) N. Fry,
Le grand Code, la Bible et la littérature, Seuil, Paris, 1984