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Lire la Bible - 7. L'histoire biblique Imprimer


Jacques Chopineau

L’histoire est présente à toutes les pages des livres bibliques. Mais l’écriture des livres bibliques est une écriture symbolique. Ce qui est réel doit être entendu de manière symbolique. Au contraire du langage courant pour lequel «symbolique» signifie souvent : «non réel». Bien entendu, cela ne signifie pas que les récits bibliques ne concernent pas des faits historiques. Simplement, au pied de la lettre, nous restons à la surface, à l’anecdote. Ce n’est pas pour cela que cet événement-là et non un autre nous est rapporté.

Un événement historique n’a pas de soi une signification qui déborde le temps où il a eu lieu. Il faut encore qu’un regard particulier lui reconnaisse une dimension typique. Il faut que l’événement puisse être mis en relation avec l’existence d’une communauté dont l’espérance est vivante. Il faut encore que des épreuves, des éclairages «en situation», des relectures individuelles et des récitations collectives finissent par donner au récit une forme fixe qui servira de repère typique pour les générations à venir.

Une histoire qui ne serait pas aussi mon histoire relèverait du divertissement. Ne sont «réelles» que les histoires qui me racontent mon histoire. L’histoire est aux histoires ce que le concept est à la sensation.

Citons encore Péguy: «Quand ma grand-mère me contait les histoires du temps qu’elle était petite, j’écoutais les histoires du temps passé comme elle me les contait, sans scrupule aucun. Elle était femme forte, et active, et quand elle contait une histoire ancienne elle ne s’occupait pas de savoir si elle empiétait sur le décret de quelque Providence. Et même, elle contait les histoires de son grand-père qui était bûcheron. Quand donc elle contait les histoires du temps qu’elle gardait les vaches, et comme elle s’était battue avec le loup quand elle gardait les moutons, elle avait de la joie neuve. Et moi petit j’avais de la joie neuve ensemble et pas plus qu’elle je ne m’occupais de savoir si avec elle je remontais le temps à l’envers». (7)

Par l’histoire qu’elle lui conte, l’enfant vit dans le temps de sa grand-mère. Mais cela n’est possible que parce que tous deux prennent ensemble du plaisir à ce rappel. Cela n’est possible que par l’amour qu’ils se portent l’un à l’autre. Et ce qui est transmis n’a rien à voir avec une objectivité historique extérieure à ce lien qui unit dans un même plaisir, une même attente, un même amour, la grand-mère et l’enfant. Il faut se rappeler cela -que chacun connaît, en fait, sans avoir étudié la question- pour comprendre en quel sens les histoires bibliques sont de l’histoire.

L’hébreu ancien ne connaît pas de mot pour «histoire». La langue hébraïque moderne a dû, comme nous-mêmes, emprunter le calque gréco-latin: «historia». Le mot que l’on traduit parfois ainsi est, dans la Bible, tourné vers l’avenir, non vers le passé.
Ainsi, l’histoire (toledot) de Jacob raconte d’emblée l’histoire de Joseph, le fils de sa vieillesse: «Voici l’histoire de Jacob : Joseph, âgé de dix-sept ans, faisait paître le troupeau avec ses frères...» (8). Mais c’est bien l’histoire de Jacob qui se poursuit à travers l’histoire de Joseph et de ses frères.
L’histoire est de l’ordre de ce que nous appellerions la postérité, et non du récit des événements passés. Une postérité racontée, c’est lorsqu’elle est racontée (attendue, désirée), que l’on a parler d’
histoire au sens biblique.

De même, l’histoire d’Adam (cf. Genèse 5,1 : «toledot adam») énonce la suite de la descendance de Seth fils d’Adam, jusqu’à la venue de Noé, lequel traversera le déluge. Le mot toledot signifie exactement «engendrements». Ces engendrements constituent la suite de l’histoire du père de la ligne et en donnent le sens (la direction). L’histoire de la famille ne consiste pas à raconter l’histoire des ancêtres, mais à indiquer, en avant, l’histoire des nouvelles générations. Et la généalogie d’Adam doit se terminer par Noé, parce que c’est par Noé et ses fils qu’elle se continuera (Genèse 5,31).

De façon analogue, le jour biblique commence le soir : «Il y eut un soir, il y eut un matin...». Et il va ainsi -à travers la nuit- vers le matin. Au contraire de notre jour qui -commençant le matin- va vers sa fin qui est le soir. Ou comme l’année biblique ancienne qui commençait à l’équinoxe de printemps et allait et vers un nouveau printemps. Par la suite, et jusqu’à nos jours, c’est l’équinoxe d’automne qui est le début de l’année juive : une année qui, à travers l’hiver, court vers la plénitude de l’été.

Non contents d’aller la vieillesse, nous allons vers le soir et vers l’hiver. Avant même d’être pensée, notre histoire est une vieille histoire !

Jacques Chopineau, Lire la Bible, Ed. de l'Alliance, Lillois, 1993, p.16-18

(7) Charles Peguy, Cahiers de la Quinzaine, III, I
(8) Genèse 37/1