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 Bible et libertés


  Jacques Chopineau

 

- Une vision d’Ezekiel

- Revenir aux sources

 

   


Espérance et résurrection

 

 

Une vision d’Ezekiel

Tout lecteur de la Bible a en mémoire ce texte superbe que le grand Goethe déplorait de ne pouvoir lire dans la langue originale. Cette grandiose vision onirique de la vallée emplie d’ossements :

« La main de YHWH fut sur moi et, par son esprit, YHWH me fit sortir et me déposa au milieu de la vallée : celle-ci était pleine d’ossements …..
Il me dit : Fils d’homme, ces ossements c’est toute la maison d’Israël. Les voilà qui disent : Nos os sont desséchés, notre espérance est morte ; c’est la fin pour nous.
Ez 37, 1 et 11

Les exilés –déportés en Babylonie- pouvaient, en ce temps-là, craindre la disparition de l’ancien Israël. De fait, cette communauté a plusieurs fois, dans l’histoire, côtoyé les abîmes –c’est sans doute la rançon de tous les chemins hauts.

Notons au passage que l’actuel hymne national israélien dit –comme en écho au texte d’Ezékiel (et en reprenant les mêmes termes) :
« Notre espérance n’est pas morte… »

Il est vrai qu’après des siècles d’expulsions et de pogroms et surtout après le terrible holocauste perpétré par les nazis, on a pu penser plusieurs fois que l’espérance était morte. Mais, d’une certaine manière, l’existence du peuple actuel est éclairée par le texte prophétique. Beaucoup sont morts, mais l’espérance est vivante.

Il serait malheureux que les problèmes actuels masquent le caractère fantastique de la résurrection d’un peuple après son quasi anéantissement. Continuons notre rêve : et qu’une telle résurrection concerne aussi un peuple palestinien à naître ou à renaître. La justice –comme l’espérance- ne connaît pas les frontières.

Revenir aux sources    

On entend dire aussi que le christianisme est mourant. Un grand passé, mais pas d’avenir dit-on. Est-ce vrai ? L’espérance serait-elle morte ? Certainement pas, mais le christianisme est, aujourd’hui (comme jadis, la petite communauté des exilés en Babylonie), devant une tâche gigantesque : revenir à ses sources. Retourner aux verts pâturages du passé, lors même qu’un long désert doit être traversé.

Quels sont, pour les chrétiens, ces verts pâturages ? C’est le retour à l’enseignement de Jésus (et la vie de la communauté des premiers chrétiens). Mais le christianisme devra premièrement retourner aux sources bibliques et, en même temps, séparer ce qui – dans ses doctrines – relève du vocabulaire (même si ce vocabulaire est, au fil du temps, devenu vénérable). Les définitions dogmatiques ne sont pas des vérités intangibles. Elles sont datées et doivent donc, aujourd’hui, être examinées de manière critique. La vie est essentielle, non ces formulations du passé. Tradition n’est pas répétition, mais resourcement par retour à l’origine.

Si le christianisme ne fait pas cela, les églises continueront de se vider et – sans doute – les mosquées de se remplir. Certes, des personnalités chrétiennes remarquables surgiront encore et des communautés chrétiennes vivantes et dynamiques continueront d’exister. Pourtant, ces dernières ne draineront qu’une très petite partie d’une population chrétienne jadis majoritaire. Et cette minorité (d’ailleurs divisée sur des points de doctrine, justement) ne sera pas l’image d’un peuple à naître, mais de fidèles d’un autre temps.

Plus grave encore : l’Islam n’aurait pas de vis-à-vis religieux. L’actuelle deuxième religion de nos pays deviendrait la première, sinon la seule. Il y aurait encore, cependant, quelques chrétiens, quelques juifs, quelques bouddhistes….. Mais il n’y aurait pas de dialogue interreligieux parce que des expériences religieuses différentes ne viendraient pas irriguer ce dialogue.

Une doctrine habituelle s’opposerait alors simplement à une doctrine « nouvelle ». Et comme souvent, dans le passé, la « vérité » du grand nombre serait plus « vraie » que la vérité du petit nombre. Reconnaissons que l’ancienne majorité chrétienne s’était bien habituée à détenir seule – en occident – cette « vérité ». Les temps sont changés.

D’autre part, quelques personnes isolées ne sont pas une grande communion ancrée dans une tradition particulière. En ce domaine aussi, la richesse est dans la diversité. Rencontre, tolérance, dialogue, respect….. Et cette sorte d’émulation qui fait que chacun à sa manière participe d’une expérience unique -à l’écoute de sa propre tradition, mais dans le respect de toutes les autres. Cela ne va pas sans reconnaissance de la vie proprement religieuse de toutes ces traditions.

Cependant, notre monde intellectuel ne sait guère ce qu’est une religion. Eventuellement, il en parle bien, mais – sauf exception – il ne sait pas ce que c’est. On ne peut – dans un langage borné au seul visible – décrire le monde obscur où dorment les esprits des profondeurs. L’occident aurait-il « oublié » ses sources pour ne cultiver que sa rationalité ?

Comme le dit un intellectuel tunisien, fils spirituel de notre université, mais attaché à tel cérémonial irrationnel conservé au Maroc- « … l’amour des Lumières ne me conduit pas à occulter la face enténébrée de l’homme » (1).

Une religion permet de donner forme et langage à cette face ténébreuse de l’homme. Sans doute, cette partie obscure contient le pire et le meilleur : Sagesse et folie. Il reste qu’une grande part de l’humain plonge dans l’obscur, lors même que la partie émergée est rationnelle.

Certes, les surgissements de l’obscur peuvent engendrer délires et violences. L’histoire est pleine de tels débordements (On pense à l’inquisition, mais le délire nazi ou le goulag stalinien –sans être religieux- ont poussé aux mêmes excès… Comme un certain islam aujourd’hui –qui n’est d’ailleurs pas plus tout l’Islam que l’inquisition n’était tout le christianisme !).

Il faut percevoir les merveilles des profondeurs, sans faire remonter les monstres à la surface. C’est ce danger –toujours présent- qui rend indispensable l’amour du prochain, le respect des différences, l’écoute…. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse ». Sans une telle borne, l’irrationnel religieux serait un danger. Et notre histoire est remplie de telles déviances.

Inversement, dans la partie visible de cet iceberg, la raison suscite des jugements nécessaires et une attitude critique indispensable. Il est clair que cela suppose savoir et liberté, connaissance et tolérance. Nous sommes tous fils des Lumières. Mais l’homme ne vit pas seulement dans l’univers logique. Une grande partie de sa vie a des racines obscures. En ce lieu se situe le domaine propre de la religion. Non pas qu’elle soit toujours irrationnelle, mais son regard n’est pas borné par le visible. Et c’est là, sans doute, la limite de toutes les rationalités et de tous les humanismes.

De fait, un criminel n’est pas moins rationnel, ni un fou moins logique, qu’un homme cultivé issu de nos meilleures écoles. Ni science, ni savoir, n’éloignent du meurtre…. De ce point de vue, ce qui distingue l’homme religieux n’est pas la rationalité, mais l’ouverture à la réalité humaine totale –laquelle est parfois irrationnelle.

Dans tous les cas, la vie est –à elle seule- sa propre raison d’être. Mais cette vie est plus ou moins pleine ou plus ou moins bornée. L’espérance est un présent qui appelle un futur accroissement de vie. La mort est derrière nous. Une parole de vie nous le rappelle :

« Laisse les morts enterrer leurs morts….. »
Matthieu 8,22 (cp Luc 9,60)

Dans le texte du prophète Ezekiel, l’image des ossements qui se couvrent de chair –pour être comprise- fait appel à toute autre chose que la rationalité. Passer de la mort à la vie n’est pas un simple changement de manière de penser.

Il importe de ne pas trop tarder à revenir aux sources du christianisme –par delà des siècles de dogmatismes triomphants. Et que ce langage fasse clairement droit au mystère de la part ténébreuse de notre humanité. C’est là une gageure, sans doute, mais toute renaissance est à ce prix….

Une nouvelle réforme se situe au-delà de ce que Martin Luther appelait « la captivité babylonienne de l’église », mais non dans le langage du seizième siècle : c’est dans le langage de notre temps que s’ouvrira la route d’un tel retour aux origines.

Jacques Chopineau, Genappe, le 2 janvier 2005

(1) Abdelwahab Meddeb : La maladie de l’Islam, Paris 2002, p 75. Mais –au-delà de cette citation- ce livre entier mérite bien d’être médité.